Pedro hisse lentement la fourgonnette hors d'âge sur la pente qui mène à Saint-Vincent-des-Barres. Les virages en épingle l'obligent à rétrograder en première, ce qui n'est pas du goût de l'antique boîte de vitesses, qui craque comme si elle allait abandonner ses pignons sur la route.
- Arrête-toi, crie soudain Karim, qui scrute le paysage bosselé de chaleur depuis le siège du passager.
- T'es fou ? J'arriverai jamais à repartir.
- À deux cents mètres juste devant, y'a un replat, t'as qu'à te garer là.
- T'as vu quelque chose ? interroge Pedro bien qu'il connaisse la réponse. Le flair de Karim est infaillible pour détecter un déchet dont l'utilité n'est, au premier abord, apparente que pour lui.
- Là en dessous, dans le ravin, une cuisinière à gaz
- Ah, les salopards, il faut qu'ils se débarrassent de leurs merdes dans la nature, ni vu ni connu. Des porcs, c'est que des porcs. Mais dis donc, tu vas pas nous charger cette saloperie, la camionnette est déjà pleine à ras bord.
- T'inquiète pas, dit Karim en souriant, je vais prendre juste les brûleurs, le thermostat et deux ou trois bricoles. J'en ai pas pour longtemps.
- Ouais, fais vite, on est en plein soleil et la viande va pas aimer.
- C'est comme si j'étais déjà de retour, assure Karim en s'emparant de sa trousse à outils et en bondissant hors du véhicule pour dévaler le remblai pierreux qui mène en contrebas.
Pedro, resté au volant, en profite pour tenir les comptes du jour sur son petit carnet.
Voyons... Cent quatre-vingt-trois kilos d'abricots — ils prétendaient qu'il y en avait deux cents, les voleurs, heureusement qu'on se sert de notre balance romaine, pas de leur peson à la gomme —, cinquante-six kilos de rôti de porc, trois cents bouteilles de Corbières... ah, et les couches pour bébé, c'est ça qui tient toute la place, cent dix-huit paquets, quatre cents yaourts — beurk — et enfin deux cent vingt et un paquets de biscuits, c'est tout ce qu'ils avaient. Bon, ça nous fait...
- Et voilà, annonce Karim les mains pleines de cambouis et de pièces récupérées, on peut y aller, Pedro.
C'est en fumant tout son saoul que l'increvable Kombi VW arrive à L'Adaouste, la demeure de Jeanne, le « fief historique » comme certains l'appellent, le « repaire » selon d'autres, ou encore « les six fesses » comme dit Karim.
Jeanne et Yves avaient, voici une trentaine d'années, acquis cette ferme en ruines alors qu'ils prenaient leurs vacances en Ardèche, non loin de Privas. Les années soixante-dix, qui avaient vu un immense élan, principalement parmi les gens aisés, vers un « retour à la nature », n'avaient pas manqué de contaminer le couple. Le précédent de 1938, catalysé par les élucubrations de quelques intellectuels comme Jean Giono (« Que ma joie demeure », tu parles ! Fais ce que je dis, pas ce que je fais...) n'avait semble-t-il pas servi de leçon à la génération suivante.